CONFÉRENCE PARTICIPATIVE D’ALEXANDRE GANOCZY

Laudato Si




Par le fait que cette encyclique papale est la première qui soit entièrement consacrée à la problématique écologique de notre temps, sa publication en 2015 peut être considérée comme un événement historique. Son titre montre qu’elle a été inspirée par une prière de louange de François d’Assise et aussi par sa spiritualité fortement axée sur la communauté de tous les vivants, plantes, animaux, humains. Le pape François rejoint ce saint du Moyen Âge chrétien en considérant que toutes les créatures reflètent la gloire du Créateur et qu’elles le font ensemble. Elles cohabitent dans une « maison commune » comme l’indique déjà le sous-titre de l’encyclique. Ce vivre ensemble a quelque chose de familial. Même des existants matériels se trouvent désignés par des images personnelles telles que « sœur » et « mère » (1). Le ton est lyrique et reflète une conception idéalisée de la nature. Ses aspects cruels et catastrophiques ne sont pas évoqués. Ce n’est pas de l’angélisme. Car le pape sait parfaitement qu’aujourd’hui plus que jamais la prière de louange doit être accompagnée d’un jugement sévère, cette fois-ci moins sur le mal que la nature peut faire à l’homme, que sur les dégâts que l’homme fait quotidiennement à la nature. Je cite : « Cette sœur crie en raison des dégâts que nous lui causons par l’utilisation irresponsable et l’abus des biens que Dieu a déposés en elle. Nous avons grandi en pensant que nous étions ses propriétaires et ses dominateurs autorisés à l’exploiter. La violence qui est dans le cœur humain blessé par le péché se manifeste aussi par les symptômes de maladie que nous observons dans le sol, dans l’eau, dans l’air et dans les êtres vivants. C’est pourquoi parmi les pauvres les plus abandonnés se trouve notre terre opprimée et dévastée » (7).

Nous avons ici une nouvelle notion du péché. Sa nouveauté consiste en ce qu’elle ne met plus l’accent sur la non-observation des commandements concernant les pratiques cultuelles et morales, mais sur la violence qu’une humanité devenue puissante fait subir à des créatures en position de faiblesse et de pauvreté. Le Pape n’hésite pas à ranger les espèces animales et végétales menacées d’extinction du côté des humains nécessiteux. Or, là où le péché contre la nature fait ravage, il faut une véritable conversion, un retour à la nature dont l’état fortement endommagé a été prouvé avec une quasi-unanimité par des scientifiques compétents. Le Pape, qui s’est laissé inspirer par la spiritualité franciscaine et ses images poétiques, fait en même temps crédit aux biologistes et aux climatologues pour réclamer une conversion qui doit son efficacité simultanément à la foi religieuse et à la raison scientifique. Il est convaincu que la sauvegarde et le salut de notre communauté planétaire exige l’alliance de la foi avec la raison expérimentale (cf. 7). Je cite : « Nous avons besoin d’une conversion qui nous unisse tous, parce que le défi environnemental que nous vivons /… / nous concerne et nous touche tous » (14). Or cette conversion à la fois religieuse et rationnelle doit faire face à une difficulté considérable qui consiste dans la rapidité des changements que nous imposons à une nature dont l’évolution se fait avec lenteur, ayant besoin de milliards d’années. C’est ainsi que des espèces animales, qui existent depuis très longtemps, peuvent sous les contraintes que nous leur imposons, disparaître très rapidement (cf. 18). La pollution de l’atmosphère, l’accumulation de déchets non biodégradables, la disparition progressive des forêts tropicales, la réduction drastique de la biodiversité, l’épuisement des sources d’énergie fossiles, la croissance démesurée des métropoles, la diminution des réserves d’eau potable, les guerres incessantes au Moyen Orient, la surpêche pratiquée dans nos mers, le trafic et la consommation de drogues, la privation de populations aborigènes de leur espace vital, la stagnation de populations entières dans un état de pauvreté extrême, la multiplicité et la diversité de ces problèmes représentent un danger de dégradation énorme pour l’avenir de notre planète. Mais en même temps, elles révèlent la raison que son sauvetage ne peut être attendu que d’une « écologie intégrale ».

Le problème que Laudato Si semble privilégier est celui du réchauffement climatique. Causé et entretenu par une teneur trop élevée en Co2 dans l’atmosphère, il provoque la fonte des glaces polaires. Les conséquences en sont l’élévation du niveau des océans et l’inondation des territoires côtiers qui sont en grande partie habités par des populations pauvres, par exemple au Bangladesh. Ainsi des millions de nécessiteux risquent de s’enfoncer davantage dans la misère. L’augmentation excessive de la température qui provoque désormais de plus en plus souvent la canicule, favorise aussi des incendies, bouleverse l’existence des animaux et des humains. En attirant l’attention sur cette crise climatique, le pape a anticipé à plusieurs égards l’Accord de Paris sur le climat, signé le 12 décembre 2015 par les représentants politiques de 195 nations et entré en vigueur le 7 novembre 2017. Cet accord est axé sur des dispositions concrètes en vue de réduire « l’effet de serre » provoqué par le réchauffement de notre atmosphère. Dans l’Accord il a été décidé que tous les signataires feront l’effort de « contenir d’ici à 2100 le réchauffement climatique bien au-dessous de 2 degrés Celsius par rapport aux niveaux préindustriels ». (Texte cité par Wikipédia p. 12). L’Alliance des petits états insulaires qui regroupe les 44 pays les plus exposés aux effets du changement climatique a pu également contribuer à cet engagement international, ce qui correspondait bien aux vœux de Laudato Si (cf. ibidem). Par contre, parmi les grandes puissances, plusieurs n’ont pas respecté leur engagement et, cédant à une sorte d’égocentrisme économique, ont continué à augmenter le réchauffement fatal. La pire défection a été celle de la plus grande puissance du monde, lorsque le Président Donald Trump a décidé de retirer sa signature de l’Accord de Paris, en se justifiant avec son slogan « America first » : avant tout l’intérêt économique des Etats-Unis. Le mépris qu’il a affiché envers les prévisions alarmistes des scientifiques climatologues est bien connu. Son comportement que l’histoire classera probablement parmi les crimes contre l’humanité a été suivi par d’autres puissants, tel le président brésilien Bolsenaro et le premier ministre australien ? ce dernier au moins jusqu’aux incendies catastrophiques de son pays au cours desquels plus d’un milliard d’animaux ont trouvé la mort.

Arrivés à ce point, nous devons demander avec quelle argumentation théologique le pape réagit à cette crise planétaire. Il est logique que, s’il veut que la foi chrétienne entre dans la motivation du sauvetage de la planète, il recourt à la source normative de cette foi qui n’est autre que la Bible. De fait, après avoir longuement exposé la problématique écologique de notre temps en reprenant les analyses des scientifiques, il fait valoir « la sagesse des écrits bibliques », notamment celle du livre de la Genèse (64ss). Il donne d’abord une interprétation clairement anthropocentrique de ce qu’il appelle le premier « récit » symbolique de la Création, en mettant l’accent sur la dignité de l’homme. Mais il montre aussi que cette dignité implique une mission, celle de soumettre et de dominer d’une façon responsable la terre et les autres vivants. Il affirme que cette double mission doit être accomplie par les humains en se comportant réellement comme image ressemblante de Dieu, c’est-à-dire avec non-violence. Il aurait pu citer ici les exégètes contemporains, par exemple Norbert Lohfink qui rappelle que le terme hébreu KABASH a une double signification, l’une guerrière, l’autre pacifique. Il peut désigner l’acte par lequel un vainqueur piétine le vaincu, mais aussi l’acte par lequel un fort protège un faible, un geste qui est bien illustré par une image mésopotamienne représentant un berger qui pose son pied sur une brebis libérant ainsi ses deux mains pour combattre un fauve qui menace la brebis. Or le contexte de Gn 1, 28 exige que cette signification pacifique soit retenue et que la violente soit écartée. Il en va de même du terme RADAH qui signifie dominer. Le contexte ne permet pas qu’on le comprenne au sens d’un exercice d’une domination tyrannique, mais plutôt au sens du comportement d’un bon pasteur.

L’autre métaphore biblique que le pape fait valoir est celle du jardinage selon Gn 2, 8-15 : « Yahvé Dieu planta un jardin en Eden, à l’Orient, et il y mit l’homme qu’il avait modelé. Yahvé Dieu fit pousser du sol toutes espèces d’arbres séduisants à voir et bons à manger […]. Et Yahvé Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder ». Le Pape ajoute encore l’idée que « garder » signifie aussi « sauvegarder » (67), ce qui est juste si l’on considère que toute plantation est exposée à des dégradations diverses. Le caractère implicitement écologique de ce texte est évident. Rappelons encore que, selon la tradition juive, la terre, même promise, est propriété exclusive de Dieu et que l’homme n’en est que l’administrateur (cf. 68). Mais comment se présente actuellement la réalité ? C’est ici que la norme biblique prend un accent critique, voire menaçant. L’encyclique le montre en abordant le thème du déluge. Je cite Gn 6, 5-8 : « Yahvé vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre et que son cœur ne formait que de mauvais desseins à longueur de journée. Yahvé se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et il s’affligea dans son cœur. Et Yahvé dit : ‘Je vais effacer de la surface du sol les hommes que j’ai créés – depuis l’homme jusqu’aux bestiaux, aux bestioles et aux oiseaux du ciel -, car je me repens de les avoir faits. ’ Mais Noé avait trouvé grâce aux yeux de Yahvé. »

Quatre idées peuvent nous frapper dans ce texte. La première que la méchanceté humaine est vue comme universelle. La seconde que la possibilité de la disparition du genre humain est imputée à cette méchanceté. La troisième que les animaux sont entraînés dans la catastrophe due à l’homme. La quatrième laisse entendre l’heureuse inconséquence divine. Dieu en effet, qui dans un premier temps regrette de l’avoir créé revient sur son intention de l’anéantir, eu égard à Noé le Juste qui obtient cette grâce pour tous. Il se comprend que le lecteur moderne ne mette pas ici l’accent, comme l’avait fait les juifs de l’antiquité, sur l’image d’un Créateur qui regrette d’avoir créé l’homme avant de lui faire grâce. Mais il trouvera tout-à-fait crédible le message selon lequel l’humanité, telle qu’elle se comporte collectivement, est capable de causer sa propre ruine. C’est ce que le pape François veut insinuer en citant l’histoire de Noé.

L’auteur de ce texte ne précise pas en quoi consistait la méchanceté des hommes du temps de Noé. Mais si le pape y renvoie dans son encyclique, on comprend pourquoi il voit une analogie entre le péché à portée écologique de notre temps et la méchanceté dont parle le texte. En effet, dans les deux cas il s’agit d’un mépris de la volonté du Créateur de voir tous les êtres vivants se lier dans une coexistence non violente et pacifique, seul moyen de les préserver d’une catastrophe commune. Cette analogie se trouve confirmée par la mise en scène appuyée des espèces animales dans le récit du déluge. Par-là, se manifeste une haute estime des vivants extra-humains. Leur valorisation et leur droit à l’existence se trouvent soulignés par le fait qu’ils sont co-destinataires de l’alliance que Dieu conclut avec Noé. Là, Yahvé promet qu’il n’y aura plus de déluge et déclare, en contemplant l’arc en ciel qui apparait : « voici le signe de l’alliance que j’institue entre moi et vous et tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à venir » (Gn 9, 12).

A partir de cette base scripturaire, le pape peut facilement arriver à l’affirmation que les animaux tant sauvages que domestiques ne sont pas de simples objets d’usage et de consommation, mais des êtres ayant une valeur en eux-mêmes. Le pape écrit : « Nous sommes appelés à reconnaître que les autres êtres vivants ont une valeur propre devant Dieu » (69 ?). Evidemment cette valeur est différente d’une valeur commerciale ou marchande, elle correspond à une véritable dignité que déjà la sagesse vétérotestamentaire reconnait implicitement à des animaux au point d’être capables d’enseigner aux hommes la morale par leur comportement exemplaire. Nous lisons : « Il existe sur terre quatre êtres tout petits et pourtant sages parmi les sages » (Prov 30, 24). Et ailleurs « Va voir la fourmi, paresseux ! Observe ses mœurs et deviens sage ». (Pr 6, 6). Puis encore dans le livre de Job : « Interroge /…/ le bétail pour t’instruire, les oiseaux du ciel pour t’informer. Parle à la terre, elle te donnera des leçons, ils te renseigneront les poissons des mers » (Jb 12, 7-8).

Même si le Pape François ne cite pas ces textes qui valorisent les animaux, il rappelle les paroles de Jésus sur l’exemplarité des oiseaux du ciel et d’autres vivants, paroles qui sont de la même veine. Ce faisant, sa pensée s’accorde avec celle de deux philosophes des Lumières, Rousseau et Voltaire, qui ont opposé une fin de non-recevoir à Descartes. On sait que ce dernier, en suivant Aristote, mettait en avant l’irrationalité des animaux et les considérait comme des automates incapables d’intelligence et de volonté, par contre Rousseau les tenait pour des vivants doués d’âme, d’entendement et de sensibilité, des vivants envers lesquels l’homme a non seulement des droits mais aussi certains devoirs. Quant à Voltaire, il reprochait à Descartes de ne voir dans les animaux que des objets privés de connaissance. Et Voltaire allait, chose étonnante, jusqu’à rappeler que Dieu lui-même les incluait parmi les partenaires de l’alliance qu’il a accordée à Noé après le déluge. Bénéficiaires d’une telle faveur, ne devait-on pas leur reconnaître une réelle dignité ?

Retenons ce constat : le pape François va, avec son affirmation que les animaux ont une valeur propre devant Dieu, dans la même direction que plusieurs grands penseurs des temps modernes. Or les philosophes ont inauguré un courant d’idées qui va plus loin qu’eux. Selon les tenants de ce courant, l’affirmation que les humains ont des devoirs envers les animaux implique l’affirmation que les animaux ont, de leur côté, des droits à faire valoir auprès des humains. Quels droits ? Celui d’être considérés comme ces ancêtres lointains dont nous descendons, dont l’évolution nous a fait émerger, ensuite le droit qu’on peut appeler de réparation eu égard à la provenance du christianisme du judaïsme qui se servait d’animaux pour en faire des victimes de sacrifices sanglants et des boucs émissaires portant les péchés humains. Le droit aussi de prendre au sérieux les découvertes de la psychologie animale qui, après avoir commencé à parler d’âme animale est arrivée ensuite à identifier en elle une forme primitive mais réelle de conscience. Antonio Damasio, un neurobiologiste américain, a proposé la notion de « conscience noyau ». Il reconnaît ainsi chez ces vivants la capacité de connaissance, de sensibilité, de souffrance et de joie, voire des attitudes qu’on peut appeler morales. Qu’on pense seulement à la fidélité et la maitrise de soi chez les chiens. N’oublions pas non plus la question délicate de l’expérimentation sur animaux, des conditions d’élevage et d’abattage que nous leur imposons. Selon certains, il faudrait reconnaître que de véritables échanges de service puissent exister entre l’animal domestique et son propriétaire. Je reviens enfin aux droits les plus élémentaires : d’être nourri, de se reproduire, d’avoir un espace de vie et de survie. C’est là qu’on voit combien la situation de tous les vivants pris dans leurs corrélations et leurs interactions est au cœur de la problématique écologique.
Dans ce contexte, je ne peux qu’adhérer à l’idée du pape François de situer les espèces végétales et animales parmi les pauvres de la terre que le péché écologique met aujourd’hui à rude épreuve.

En conclusion, je dirai ceci. Si ce qui a été dit dans Laudato Si sur « la valeur propre des animaux devant Dieu » correspond à la vérité, il est légitime de leur attribuer une réelle dignité. Certes non la même que la personne humaine qui est intangible. Non plus une qui interdirait que la vie animale puisse nous servir à entretenir, à guérir, à faire épanouir la vie humaine. Un modèle à suivre serait peut-être l’attitude des amérindiens qui s’excusent auprès du gibier qu’ils sont obligés de chasser pour ne pas mourir de faim. Cela leur interdit de les faire périr par pur plaisir. Mais cette attitude pourrait être aussi une extension de l’amour du prochain aux vivants préhumains. De même une manière de nous aimer nous-mêmes, puisque sans la sauvegarde de la biodiversité, l’espèce humaine ne pourra se perpétuer très longtemps sur terre. Descartes a eu tort de croire que les humains étaient maîtres et possesseurs absolus de la nature. Le pape François a eu raison d’inaugurer une écologie intégrale. A nous de faire ce qu’il a dit.

A. Ganoczy Mai 2022